Entretien avec Tiphaine Rivière qui raconte dans sa BD “Carnet de thèse” son expérience de thésarde. Tous ceux qui sont passés par là se reconnaîtront !!
Jeanne Dargan cumule toutes les embûches : sa thèse n’est pas financée, son directeur est inscrit sur la liste des abonnés absents, l’université ne la paye pas, sa famille ne comprend rien à ce qu’elle fait et son petit ami finit par la quitter… « Plus je chargeais mon héroïne, plus mes lecteurs étaient contents ! », raconte Tiphaine Rivière, qui a donné vie à cette anti-héroïne sur le Net, dans son blog Le bureau 14 de la Sorbonne, puis dans une bande dessinée, Carnets de thèse, aussi drôle que cruelle.
Comment en est-elle arrivée là ? Après trois années de classes prépa, une maîtrise d’histoire, un DEA (bac +5) de cinéma, Tiphaine Rivière a débuté, comme Jeanne Dargan, une thèse de lettres. Sans trop savoir pourquoi. « La fin du DEA est un moment charnière dans une vie d’étudiant et la thèse peut souvent être une espèce de fuite quand on n’a pas d’idée pour sa future vie professionnelle ». Le sujet : la représentation de la bêtise dans Belle du seigneur d’Albert Cohen. Elle a jeté l’éponge au bout de trois ans, quittant par la même occasion le poste administratif qu’elle occupait dans un bureau de l’université. Et s’est remise au dessin, avec ce blog librement inspiré de sa propre expérience…
Lorsqu’on referme votre ouvrage, on se dit que faire une thèse est un enfer. C’est ce que vous avez ressenti ?
Un enfer, je ne sais pas, mais un grand moment de solitude, c’est sûr. Le travail d’écriture n’est pas très gratifiant et pas très épanouissant. En revanche, il y a un côté très positif où on a l’impression d’être plus intelligent. C’est un grand moment d’euphorie.
Vous racontez les réactions des proches de Jeanne Dargan, manifestement ils ne comprennent rien à ce qu’elle fait. C’est compliqué d’expliquer ce qu’est une thèse ?
En fait, les familles ont besoin de connaître ce que sont les objectifs d’une thèse, surtout si elle n’est pas financée, d’autant plus s’il n’y a pas de projet professionnel derrière et qu’en plus le thésard n’a pas l’air très heureux. Je comprends que les parents puissent s’inquiéter !
Moi je n’ai pas souffert, il était facile de parler de mes travaux avec mes parents. En revanche, ils ne comprenaient pas quel était mon choix de vie.
En revanche, à lire votre livre, on a l’impression que les doctorants en sciences trouvent une écoute bienveillante. Lorsque le cousin de Jeanne annonce à toute sa famille, le soir de Noël, qu’il va faire des recherches pour rendre l’homme insensible au froid, tout le monde lui pose des questions, s’extasie… Vous avez, vous-même, ressenti cette différence de traitement ?
D’abord, les thèses des scientifiques sont toutes financées ; c’est une grande différence avec les sciences sociales et les lettres. Les doctorants font des voyages de recherche, ils ont des moyens que les autres n’ont pas et sont plus encadrés car les universités mettent de l’argent. Enfin, en règle générale, les gens ont plus d’admiration pour les découvertes scientifiques. Il y a une sorte de respect naturel qui se dégage.
L’université en prend aussi pour son grade : la secrétaire n’est pas franchement sympathique, elle travaille peu, les vacataires sont payés au lance-pierre, les étudiants n’ont pas de réponse à leurs problèmes. Bref, tout cela ne donne pas une très belle image de l’enseignement supérieur…
Concernant le personnage de la secrétaire, la représenter comme cela, avec son physique un peu dégoulinant, c’était plus drôle comme ça ! Celle dans le bureau dans lequel je travaillais ne lui ressemblait pas. Mais il faut reconnaître que le travail est très répétitif. Honnêtement, il y a des jours où on a envie d’être comme mon personnage… Il faut avoir l’amour du service public pour résoudre des problèmes assez peu stimulants.
Quant au directeur de thèse de Jeanne, il est aux abonnés absents…
Là encore, c’est assez caricatural même s’il est vrai que certains ne répondent pas à leurs étudiants pendant un an… À l’opposé, il y a des professeurs qui sont très professionnels et qui suivent bien leurs étudiants. Mais certains, même s’ils sont très gentils, n’ont pas le temps de s’occuper de tous leurs doctorants. Entre leurs cours, leur recherche et les fonds à trouver, eux aussi sont débordés.
Mon directeur de thèse était franchement très gentil. Et répondait à mes mails. Mais quand il mettait trois semaines à me répondre, j’avais l’impression qu’il s’était écoulé six mois ! J’étais déjà en transe !
Au fil des années, votre personnage change trois fois son sujet de thèse, physiquement elle se transforme, se met à boire, mange n’importe comment et n’importe quoi… Elle déprime. Son petit copain lui fait une scène car elle ramène tout à sa thèse. C’est ce que vous avez aussi vécu ?
À la fin de leur thèse, c’est vrai, beaucoup de docteurs sont déprimés. Moi-même, j’étais beaucoup moins épanouie qu’au début. Il y a un sentiment de culpabilité permanent quand on n’arrive pas à écrire comme on l’avait prévu. Les thésards sont obsédés par leur travail, souvent épuisés et tout cela peut entraîner des addictions.
Jeanne finit par passer sa thèse mais vous, vous avez arrêté, pourquoi ?
Je n’étais pas du tout faite pour ça. J’étais assez malheureuse derrière mon ordinateur toute seule à faire mes recherches. Et lorsqu’au bout de trois ans, mon directeur de thèse m’a dit : « vous avez encore deux ans de boulot », je me suis dit que je ne pourrais pas me motiver encore. La décision d’arrêter n’a pas été facile car mes recherches étaient devenues obsessionnelles, mais ce n’était plus une passion.
Comment avez-vous vécu ce choix ?
C’était un véritable soulagement même si, rétrospectivement, il y a eu beaucoup de très bons moments. Et puis, je n’aurais pas pu faire ma bande dessinée si je n’avais pas débuté ma thèse.
Quels conseils donneriez-vous aux futurs thésards ?
Il faut avoir un projet professionnel dès le début de ses recherches, car pendant la thèse il est impossible d’y penser, faute de temps.
Carnet de thèse, par Tiphaine Rivière. Éditions du Seuil. 19,90 euros