La justice ne s’est pas encore exprimée, mais une partie de la presse et de l’opinion publique s’est empressée de condamner le footballeur.
Dans l’affaire judiciaire qui oppose depuis quelques mois Valbuena et Benzema, la justice ne s’est pas encore prononcée, mais tout a été fait pour convaincre l’opinion publique, nourrie par les révélations de deux grands quotidiens, Le Monde et L’Équipe et les condamnations sans appel de plusieurs hommes politiques, de la culpabilité exclusive de Karim Benzema. Quel que puisse être le verdict final énoncé par les juges, cette condamnation a priori mérite d’être analysée et expliquée, parce que s’y joue, au-delà d’un conflit entre deux joueurs de l’équipe de France, une partie très révélatrice des tensions sociales et ethniques qui, sur fond d’attentats terroristes et de montée concomitante du racisme, traversent la société française, avec la « jeunesse des banlieues » au banc des accusés. Notre propos, quels que soient les actes répréhensibles qui ont pu être commis, cherche à comprendre, pourquoi et comment Karim Benzema est devenu en si peu de temps un coupable aussi idéal.
L’impact du foot sur le moral des ménages
Rappelons au préalable que compte tenu de son immense impact médiatique, le football, sport le plus populaire de la planète tant par sa pratique que par son audience, ne peut jamais se tenir très éloigné du « politique », au sens large du terme, et devient un objet que se réapproprient de nombreux acteurs. Ainsi les victoires des équipes nationales rejaillissent invariablement sur la cote de popularité des gouvernants et sur le moral de la nation. Rappelons-nous, dans le cas français, la spirale positive, bien qu’éphémère, de la victoire de l’équipe de France au Mondial de 1998 : Jacques Chirac dans le vestiaire du stade de France, la mise en avant de la France Black Blanc Beur, les « Zidane, Président » et son portrait projeté sur l’Arc de Triomphe, l’effet propre (calculé par les économistes) de la victoire des Bleus sur le taux de croissance du P.I.B., etc. À l’inverse, douze ans plus tard, la spirale s’inverse : la grève à Knysna des Bleus qui, le 20 juin 2010, refusent de descendre du bus pour s’entraîner – cela a été, et on l’a écrit, une grande « blessure nationale », bien résumée par la trouvaille de L’Équipe : le « bus de la honte » – le président Sarkozy devant intervenir en personne, les joueurs de banlieue décrits en « meneurs », brocardés dans l’enceinte de l’assemblée nationale et condamnés à des matchs de suspension par la FFF.
Pour qui suit l’actualité de ce sport en France, il est clair que ce socio-drame de Knysna continue de hanter aussi bien l’inconscient collectif que le monde des journalistes sportifs, dont certains se posent en prescripteurs légitimes d’une morale qui dicte le comportement des sportifs. Il en résulte un fait majeur : les joueurs de football internationaux (et par extension les footballeurs professionnels) sont, depuis, sous haute surveillance, médiatique et politique, épinglés dès qu’ils s’écartent un peu trop de ces normes de comportement. C’est plus particulièrement le cas des joueurs issus de l’immigration post-coloniale (désignés comme « Noirs » et « Arabes »), que les entrepreneurs de morale nationale suspectent aujourd’hui constamment, de manière explicite ou larvée, d’un manque de loyauté nationale. C’est dans ce contexte que doit être resituée « l’affaire Benzema » qui, il faut le noter, n’a pas été éclipsée par les tragiques événements du 13 novembre 2015 et la situation d’état d’urgence. Bien au contraire, serait-on tenté de dire… Si les premiers concernés sont les sportifs eux-mêmes, cette nouvelle « affaire » du foot français nous a semblé soulever un certain nombre de questions extra-sportives comme celle qui touche à l’appartenance nationale et celle de la légitimité de certains individus à représenter la nation.
Les tenants et aboutissants de l’affaire Benzema
Karim Benzema, né à Lyon en 1987, a grandi à Bron (banlieue lyonnaise). Aujourd’hui, international français, il est l’une des grandes vedettes du Real Madrid, club phare en Europe. Or il a été mis en examen, le 5 novembre 2015, pour « complicité de tentative de chantage » et « participation à une association de malfaiteurs » (des faits passibles de cinq ans de prison.), étant suspecté d’avoir joué, dans une affaire de chantage à la sex-tape, un rôle d’intermédiaire entre son co-équipier en équipe de France, Mathieu Valbuena, et une équipe de malfrats marseillais à laquelle serait associé Karim Zenati, un des amis d’enfance du madrilène, au lourd passé judiciaire. Ce dernier aurait été démarché par les possesseurs de la sex-tape pour demander à Benzema d’accélérer le processus et faire plier Valbuena qui se refusait au chantage. L’affaire aurait pu rester strictement privée si le premier n’avait pas cru bon d’entreprendre, sur ce sujet, le second (jusqu’alors considéré comme son « ami » chez les Bleus) au cours d’un stage de l’équipe de France à Clairefontaine. C’est le lieu de la discussion – propriété de la FFF – entre les deux internationaux qui implique alors l’équipe de France, donc la presse sportive et la nation tout entière. À quelques mois de l’EURO 2016 organisée en France, les Bleus vont-ils perdre leur meilleur attaquant, qui fait les beaux jours du Real Madrid et qui est désormais sous la protection de Zidane, nouveau coach du club espagnol ? La réponse appartient à la justice qui devra trancher la question suivante : Benzema a-t-il opéré, ou non, cette médiation à des fins intéressées, au bénéfice de son ami, Karim Zenati ? Avant la décision de justice, la presse a abondamment traité, grandes « unes » à la clé, cette « nouvelle-affaire-qui-secoue-le-football-français » bafouant, comme désormais dans les grandes affaires médiatiques (Bettencourt, Cahuzac, Sarkozy), le secret de l’instruction et la présomption d’innocence.
Pourquoi avant même le verdict judiciaire, Benzema a-t-il été déjà jugé coupable par une très large majorité de médias ? Cette question invite d’abord à décrire sommairement la toile de fond de ce type d’affaire : primo, l’émergence d’une économie dérégulée du football qui produit les vedettes d’aujourd’hui, recrutées à prix d’or, très tôt millionnaires, idolâtrées par les fans, bien souvent éloignées de tout principe de réalité ; secundo, les transformations de la presse sportive aux prises avec une féroce concurrence (notamment via la presse Internet), soumise aux diktats de l’information en continu et à la recherche de scoops qui dopent les ventes ou les audiences ; tertio, le récent et sombre passé de l’équipe de France de football qui fait que ses joueurs ne bénéficient plus d’aucune immunité médiatique.
Le rôle déterminant de l’Equipe et du Monde
Deux journaux ont joué, dans cette « affaire Benzema », un rôle véritablement déterminant. D’abord, L’Équipe, le quotidien sportif national, qui lance vraiment l’affaire, le 11 novembre 2015, en publiant la transcription des conversations très crues, obtenues via leurs écoutes téléphoniques elles-mêmes sorties du dossier judiciaire en cours, entre Benzema et son ami de quartier, Zenati. Ensuite, Le Monde qui, seulement quinze jours après les tueries du 13 novembre et le traumatisme national qu’elles ont provoqué, relance entièrement l’affaire en publiant le 28 novembre un long interview de Mathieu Valbuena, par deux « grands reporters » – Gérard Davet et Fabrice Lhomme – qui ont naguère, sur le site Mediapart, sorti les scoops sur l’affaire Cahuzac. Cet entretien dans Le Monde, qui reste le journal français dit « de référence », va jouer un rôle majeur. D’une part, il a pour effet de sceller la rupture entre les deux joueurs et, pour un temps, le destin sportif en Bleu de Benzema puisque la FFF, jusqu’alors attentiste et prudente, se voit en quelque sorte sommée de réagir à la publication de cet article du Monde, repris aussitôt dans toute la presse : l’après-midi même, la Fédération se porte partie civile et, quelques jours plus tard, décide de suspendre Benzema de toute participation aux activités des Bleus. D’autre part, il suscite trois jours plus tard l’intervention du premier ministre, Manuel Valls, qui se mue au micro d’Europe 1 en sélectionneur national en évoquant à mots couverts le cas Benzema : « Un grand sportif doit être exemplaire (…) S’il ne l’est pas, il n’a pas sa place en équipe de France ».
Un verbatim des écoutes téléphoniques qui accable Benzema et fait preuve
On peut mieux comprendre la ligne éditoriale de L’Équipe, si l’on rappelle le lourd contentieux qui oppose Benzema et ce journal et dont l’épisode le plus saisissant a eu lieu à la fin de l’aventure des Bleus au Mondial brésilien de 2014. Après le dernier match de l’équipe de France, deux hommes de l’entourage du joueur (son agent, Karim Djaziri et son ami, Karim Zenati), pour se venger de journalistes du quotidien (accusés d’avoir « manqué de respect à Karim » dans leurs articles), les ont insultés et agressés physiquement (gifle et coups). Cette violence dans des rapports de l’entourage de Benzema avec les journalistes de la presse sportive la plus légitime ne pouvait pas ne pas avoir d’incidence sur la perception de ce joueur par L’Équipe. Or, un an et demi plus tard, Benzema, avec son implication (réelle ou supposée) dans une affaire de chantage avec un coéquipier de l’équipe de France, offre sur un plateau à son journal/ennemi préféré, une formidable occasion de riposter en usant de la force médiatique du quotidien.
L’Équipe ne va donc pas la laisser passer. Le premier scoop de ce journal sort le 11 novembre 2015 – le verbatim, décontextualisé, des écoutes téléphoniques et des conversations avec Zenati – est essentiel car il va « définir la situation » pour les mois qui vont suivre. En quoi ce verbatim est-il particulièrement accablant pour Benzema ? D’une part, on « entend » son langage familier, peu châtié (ses « Je m’en bats les couilles » en guise de ponctuation de ses assertions), on lit ses multiples fautes de français (« Faut que tu vas voir le mec (sic) », ce qui fait le bonheur de bien des humoristes et lettrés de l’hexagone) et son langage « de cité » mêlant interjections en arabe dialectal (« walah », « kess ») et mots d’appartenance « communautaire » (« frère »), etc., sans oublier un vocabulaire homophobe (le mot « tarlouze » revient plusieurs fois dans la bouche des deux protagonistes) et qui constitue une stratégie langagière de distinction écartant ceux qui ne répondent pas aux critères de virilité populaire pour mieux souder l’entre soi. Le plus frappant est qu’il use avec son « pote » du même langage « de cité », complètement délégitimé, qui était le sien dans son adolescence à Bron-Terraillon. Aux yeux du grand public, Benzema incarne à la fois la réussite économique, l’opulence financière (environ 700 000 euros de salaire mensuel) comme certaines vedettes de rap, et, d’une manière caricaturale, la « sous-culture » juvénile de cité par l’affichage d’une masculinité agressive, une mise en scène du virilisme et machisme, une opposition structurelle aux institutions (scolaire, policière, judiciaire) et un langage propre.
La mise en exergue du langage de cité
En outre, ce premier scoop de L’Équipe montre à l’envi le peu de considération que Benzema porte à son « ami » Valbuena (il l’appelle « l’autre »…). Scellée dès leur socialisation primaire, la complicité des vieux copains de Bron-Terraillon (Benzema/Zenati) apparaît alors bien plus structurante que l’éphémère relation professionnelle des deux Bleus (Benzema/Valbuena). Maints internautes, sur les posts des articles consacrés à cette affaire, vont complaisamment mettre en scène cette opposition entre Benzema et Valbuena : la « racaille » des cités de l’est lyonnais versus la victime des lotissements de la banlieue bordelaise, la « mauvaise » immigration (algérienne et musulmane, même si Benzema appartient à la « troisième génération »), déviante, versus la « bonne » (espagnole et catholique), plus conforme.
Bref, cet article de L’Équipe, outre les éléments d’information qu’il apportait, a sans nul doute exercé un effet qu’on pourrait dire de sidération sur ceux qui sont étrangers au monde actuel des « cités » ou, au contraire, un effet de confirmation chez ceux qui étaient déjà persuadés que Benzema n’était qu’une « racaille ». Non seulement il dévoilait des coulisses peu reluisantes de la vie professionnelle de Benzema mais surtout il donnait à voir – et surtout à lire – chez cet international (censé représenter la nation) le langage de cité, avec ce qu’il contient de violence, de crudité, d’étrangeté sociale (dont on sait qu’elle est le reflet de la violence des rapports de domination dans la société française contemporaine). Ce verbatim cru, et certainement choisi parce que « bien saignant », de la conversation entre les deux Karim, était en quelque sorte du pain béni pour la majorité des médias qui ont vu, à travers cet épisode, se cristalliser cette image négative des footballeurs français comme de « nouveaux riches, « écervelés », sans valeurs et éducation. On peut, malgré tout, se demander ce qui se cache derrière ce masque social du jeune de cité, endossé par Karim Benzema et qui lui sert aussi, il ne faut pas l’oublier, d’argument de vente pour sa société, Best of Benzema, chargée de gérer ses contrats publicitaires. Esquissons donc plus longuement son portrait.
Benzema, enfant de Bron : esquisse de portrait sociologique
Né en 1987 à Lyon, Karim Benzema est le sixième d’une fratrie de neuf enfants. Ses deux parents étant tous deux des enfants d’immigrés algériens, il appartient à ce qu’on appelle (improprement) la « troisième génération ». Il connaît très peu l’Algérie, le village kabyle du grand-père, ne parle ni kabyle, ni arabe. Il est un enfant de Bron-Terraillon, un quartier populaire de la banlieue lyonnaise, constituée de copropriétés dégradées et de logements sociaux, avec un fort taux de chômage, une délinquance juvénile endémique, une forte présence algérienne. Ses parents ont cherché à le protéger de la « mauvaise influence » du quartier : d’abord, en choisissant pour lui en 6e un collège privé du premier arrondissement de Lyon ; ensuite en obtenant de l’O.L. une faveur rare, à savoir une chambre d’interne au centre de formation, située à cinq minutes de son quartier de Bron. Très tôt, Benzema devient un joueur vedette de Lyon, (élu meilleur joueur du championnat français à 19 ans), sollicité de toutes parts par les sponsors et transféré au Real Madrid en juin 2009 pour 35 millions d’euros. Très jeune star du foot, il doit affronter les médias. Or il est mal à l’aise dans cet exercice. L’un de ses entraîneurs lyonnais le décrit ainsi : « Timide, réservé, comme toute la famille Benzema du reste. Il répond toujours par oui, non, merci. Difficile de lui en arracher plus. » Il n’est pas un cas à part dans sa génération, il ressemble beaucoup aux autres joueurs de milieu populaire qui, manquant terriblement d’assurance scolaire et sociale, ne peuvent apprécier de s’exprimer en public. Ils se sentent plus à l’aise quand ils se retrouvent entre eux, dans leur milieu d’interconnaissance. Si Zidane possédait comme arme dans l’interaction un sourire de timide, désarmant et charmant, Benzema, comme homme public, se protège derrière une carapace impénétrable : il y a eu longtemps chez lui, dans son apparence, quelque chose de dur, de cadenassé, qui semblait devoir le protéger de toute intrusion extérieure.
La grande énigme le concernant consiste à comprendre pourquoi, lorsqu’il est transféré à l’âge de 22 ans, au Real Madrid, il ne change pas d’agent (comme lui aurait alors conseillé Zidane) et qu’il reste fidèle à son agent lyonnais, Karim Djaziri. Une partie essentielle de l’explication réside certainement dans une forme de fidélité à son passé et d’attachement au « quartier ». L’ancien agent de Benzema (Frédéric Guerra, né en 1958), qui a la particularité d’avoir grandi dans le même quartier de Bron-Terraillon a posé, lors d’un riche interview dans L’Équipe (samedi 5 décembre), une question cruciale : comment expliquer une telle fidélité au quartier de la part de Benzema ? « Ses amis d’enfance ont, eux aussi, grandi. Certains sont devenus ingénieurs, d’autres « bad boys »… Dès lors, vis-à-vis de tous ses anciens copains du quartier, c’est l’affectif, l’amitié, la parole donnée qui l’ont emporté. C’est le ‘Non, je n’ai pas changé, tu vas voir…’, (…) Sauf que, dans ce monde-là, il y a beaucoup de malfaisants, des gars qui veulent profiter (…) ». Pour expliquer la relation forte qui lie Benzema et Karim Zenati (de quatre ans son ainé), Frédéric Guerra insiste à juste titre sur la nature très particulière de ce type de relation d’amitié masculine dans ces quartiers : « C’est plus qu’une emprise affective. Il se passe entre eux deux ce qu’il se passe toujours dans ces quartiers : là-bas, en amitié, c’est « à la vie à la mort ». (…) Je le sais très bien, parce que j’ai grandi à Bron, à 100 mètres de l’endroit où Karim a passé son enfance »…
Rester fidèle à ses origines
Ce n’est certainement pas un hasard si c’est son ancien agent qui sait décrire, au plus près, les contradictions de Benzema. D’une part, il a grandi dans le même quartier que ce dernier mais, né trente ans plus tôt que lui, c’est-à-dire à une époque où « Bron-Terraillon » était encore un quartier populaire stable (avec une assez forte mixité sociale, des ménages en emploi, des écoles non ghettoïsées, etc.) et non pas ce qu’il est devenu, à savoir un quartier paupérisé, plombé par le chômage de masse, les difficultés croissantes des ménages populaires, la délinquance des jeunes, le trafic de drogue comme ressource majeure de l’économie informelle, une économie affective des rapports entre sexes marquée par un virilisme exacerbé des garçons qui occupent l’espace public, la concentration massive des populations immigrées (en l’occurrence algériennes). D’autre part, pour l’avoir sans doute vécu de l’intérieur, F. Guerra est immédiatement en position de comprendre ce qu’on comprend instinctivement quand on vient d’un milieu populaire et qu’on s’en est « sorti » : le sentiment de culpabilité vis-à-vis de ceux qui sont « restés au quartier », le souci d’affirmer une fidélité à ses origines, sans pour autant renoncer à son standing de star sportive, etc.
Des joueurs « transfuges de classe » : entre bonne présentation de soi et fidélité aux origines
Les vedettes de football appartiennent pour la plupart aux milieux populaires. Par leur ascension sociale par le « foot », ils se retrouvent pris, de plus en plus jeunes, dans une double contrainte : à la fois donner une bonne image publique d’eux-mêmes et demeurer fidèles à leurs origines sociales. Par exemple, ce qui a été surtout reproché à Benzema, ce ne sont pas tant ses moins bonnes performances en équipe de France qu’au Real Madrid que ses manières d’être et de faire non sportives qui ne sont pas conformes aux attentes dominantes, qu’elles viennent des politiques ou des journalistes. Or ses comportements expriment surtout une tension entre des origines populaires et une nouvelle vie de parvenu, entre d’un côté fidélité au quartier et détachement vis-à-vis des aspects strictement professionnels du foot, et de l’autre conformité aux normes dominantes et aux exigences de la vie publique d’un sportif qui joue en équipe nationale. Car en dépit de sa mobilité sociale fulgurante, d’une cité dégradée de la banlieue lyonnaise aux beaux quartiers de Madrid, Benzema n’a pas coupé avec son quartier : il aime s’y ressourcer de temps en temps, a maintenu des liens d’amitié forts avec certains de ses « potes », y rend régulièrement visite à ses parents. Une anecdote relative à ces derniers est en soi très significative : alors que leur fils leur a acheté une belle maison dans l’Ouest lyonnais, ils sont revenus habiter à Bron, peu de temps après leur installation dans cette banlieue cossue, pour y retrouver leur ancien petit pavillon à la lisière des blocs de cité et surtout le type de sociabilité locale qui lui était liée. Cette anecdote permet de comprendre la force de l’attachement au quartier de la part de ses habitants alors que ces lieux sont toujours décrits de l’extérieur en termes uniquement négatifs ou stigmatisants.
Quels sont les éléments retenus à charge contre Benzema depuis son accession à la notoriété ? Fidélité en amitié, langage des « quartiers », manières d’être et goûts culturels populaires, rigolades même sur des sujets sérieux. En même temps, c’est cette image sociale de « bad boy » qui fait de lui un bon représentant de sa marque Best of Benzema et une figure d’identification auprès d’une certaine fraction de la jeunesse de cité. Aujourd’hui, il semble pour lui difficile, voire impossible, d’échapper à cette image sociale. Par exemple, alors qu’était publiée sur son compte Instagram une photo « Pray for Paris » au lendemain des attentas du 13 novembre, on l’a accusé au même moment d’avoir craché lors d’un match du Real en Espagne pendant la Marseillaise, donc sur la France, mais aussi de bafouer la mémoire des victimes. Bien que de nombreux sportifs issus des « minorités » vivent la réussite sportive comme un moyen « d’intégration », tout se passe comme si, au fond, on leur reprochait de ne pas s’être totalement acculturés aux normes dominantes et d’être trop proches de leur culture de classe voire de la culture d’origine de leurs parents et donc pas assez français.
Le traitement médiatique de ce type d’affaires
La transformation du champ sportif, notamment sa soumission aux lois d’airain du marché, la relation que les Français entretiennent avec ce monde, a fortiori en période de crise, et la transformation du recrutement social des sportifs permettent de comprendre le traitement médiatique de ces « affaires ». Alors qu’un Raymond Kopa, comme les cyclistes professionnels d’antan, comme Raymond Poulidor dit « Poupou », qui incarnaient les « valeurs artisanales » plus traditionnelles, était vu comme une source de stabilité de l’ordre social, un Karim Benzema, incarnant les « jeunes de cité » voire les « racailles », est plutôt perçu comme source de déstabilisation. Si dans d’autres sociétés, la réussite, y compris économique, de sportifs accomplis fait rêver, en France, où le champ sportif est historiquement marqué par l’empreinte de l’amateurisme, les écarts entre le salaire moyen et les gains des footballeurs, et le côté « bling bling » que peuvent afficher certains d’entre eux, sont jugés totalement « indécents ». À cela s’ajoutent, dans le cas d’un Karim Benzema, les manières d’être et de faire propres aux jeunes qui ont grandi dans un « quartier », qu’on lui reproche d’importer dans le monde sportif, ainsi que les divisions ethniques et religieuses de la France des années 2000/2010, bien loin de la France « black, blanc, beur » de 1998. Si ces jugements moraux que l’on porte sur ces joueurs sont d’autant plus acceptés, c’est aussi parce que le champ sportif a perdu en autonomie face au monde économique et politique, ce dès les années 1980 [6].
Les footballeurs d’aujourd’hui : si différents de ceux d’hier ?
Enfin, revenons sur cette image sociale des grands footballeurs d’aujourd’hui, dépeints régulièrement comme des êtres sociaux à part, fermés sur eux-mêmes, gangrenés par l’argent roi, voire sans foi ni loi, à la différence des footballeurs d’antan, présentés comme vertueux, ouverts, avenants et intégrés. Avec l’affaire Benzema ou celle (moins connue) de Ghislain Anselmini, on apprend que certains de ces footballeurs millionnaires d’aujourd’hui auraient de « mauvaises fréquentations ». Rien de spécifique à la génération des joueurs de cité. En effet, les milieux professionnels qui brassent beaucoup d’argent sans véritable encadrement – outre les sports populaires, citons le show-business et la politique, etc. – attirent les convoitises de prédateurs de l’économie informelle. L’histoire du football français rappelle qu’il y a toujours eu des liens entre certains segments de ce monde professionnel et celui de la délinquance organisée. Patrick Blondeau, champion de France avec Monaco en 2002, qui a grandi dans les quartiers Nord de Marseille, portait le cercueil de « Francis Le Belge », un des parrains marseillais, lors de son enterrement (il en était le filleul). Fleury Di Nallo, né en 1941 à Lyon, fils d’immigrés Italiens, surnommé le « Petit Prince de Gerland, ayant grandi dans ce quartier populaire, fut impliqué, en 1987, dans une affaire d’escroquerie aux cartes bancaires, condamné à un an de prison. Le Monde du 27 novembre 1987 commente sobrement cette information : « Généreux mais influençable, Fleury Di Nallo a vraisemblablement été victime d’un entourage indélicat ». En fouillant dans les archives, on apprend aussi qu’un frère de Fleury Di Nallo avait été impliqué deux ans plus tôt dans une affaire de fausses factures (15 millions de francs) mettant en cause son frère (Gaetan) et le milieu des ferrailleurs lyonnais, tous d’enfants d’immigrés italiens de Lyon.
Le mode de vie des footballeurs d’antan n’était pas non plus sans petites déviances que les journalistes connaissaient, bien sûr, tout en faisant silence sur ces pratiques, censées appartenir à la « vie clandestine » des institutions sportives. Par exemple, Marcel Aubour (né en 1941), fils d’hôtelier de Saint-Tropez, gardien de l’équipe de France dans les années 1960, évoque ainsi la vie nocturne de Nestor Combin, son coéquipier franco-argentin de l’Olympique Lyonnais : « Tous les soirs, du lundi au vendredi, il mettait son costume à 21 heures. À l’époque, les boîtes ouvraient à 22 h 30, pas à 2 heures du matin. Et de 22 h 30 à 3 heures du matin, il était en boîte. Il fallait le bousculer le matin pour aller à l’entraînement » (L’Équipe, 11 mai 2014). Ces pratiques déviantes n’ont pas disparu aujourd’hui, loin s’en faut, mais sont à la fois davantage pourchassées par l’encadrement sportif et révélées à la hâte par la presse en mal de scoop, elle-même en complète transformation.
La presse décrit aussi Benzema comme « fermé » et guère loquace. Le reproche principal qu’on lui a longtemps fait : il ne sourit presque jamais en public, apparaît dur, inflexible. C’est devenu, dans ce monde people du football, son « délit de faciès ». Or cette figure du joueur taciturne et peu bavard en public n’est pas non plus nouvelle dans le football français : elle renvoie à des manières d’être classiques chez les footballeurs issus des classes populaires, cette discrétion pouvant être interprétée comme une forme de modestie sincère ou authentique. Quand on lit les biographies des plus grands joueurs français ou les portraits esquissés dans la presse sportive ou nationale, revient de manière récurrente un trait de personnalité caractéristique : celui de « taiseux », qui renâcle à parler, tend à se renfermer comme une huître, fuit le contact avec les journalistes et qui, au fil des malentendus ou des polémiques avec eux, en vient à abhorrer cette composante de « personnage public », inhérente au métier de footballeur professionnel. Il n’y a donc pas de spécificité propre à Karim Benzema dans son rapport avec la presse. Il souhaite d’abord et avant tout être jugé en fonction de ses performances sur le terrain et rechigne à endosser le nouveau rôle – médiatique – que sa célébrité lui impose.
Des procès en “mauvaises mœurs” récurrents
Cette affaire Benzema gagne aussi à être éclairée par l’histoire de l’entrée dans le sport de haut niveau de sportifs appartenant à des groupes dominés et « racialisés ». Les « affaires » et les procès en mauvaises mœurs ont été récurrents dans l’histoire des sports populaires aux États-Unis (boxe, basket-ball, foot américain) ou dans celle du football au Brésil par exemple. Elles étaient intimement liées à l’arrivée au plus haut niveau de sportifs « de couleur » dans ces deux pays – qui ont été, sur leur sol, esclavagiste. La comparaison avec la France doit être ici maniée avec prudence tant l’histoire sociale des États-Unis ou du Brésil que le contexte de développement des sports populaires différent sensiblement d’en France. Il ne faut pas oublier que les champions de boxe victimes de la ségrégation raciale comme Jack Johnson, sont venus en France, comme les jazzmen ou le écrivains noirs, pour la fuir. Considérés comme des stars, ils ont ouvert les premières salles de boxe de Paris. Néanmoins, ces exemples apportent un point d’éclairage sur la situation française. Aux États-Unis et au Brésil, l’émergence de grandes vedettes « noires » a suscité, dans un premier temps, un rejet, parfois viscéral, de la part des membres du groupe racial dominant. Jack Johnson, premier champion du monde noir des poids lourds de l’histoire de la boxe (1908) a été accusé par la presse aux États-Unis d’être arrogant, flambeur, de fréquenter des femmes blanches (raison suffisante pour être lynché dans le Sud), de rouler trop vite avec ses voitures de sport, d’aimer l’alcool, de dépenser frivolement son argent etc. En France, des boxeurs noirs, comme le sénégalais Battling Siki, né français en 1897, qui a battu Georges Carpentier en 1922 et à qui on a reproché à peu près les mêmes choses qu’à Jack Johnson, ont été les cibles des préjugés racistes de l’époque. Au Brésil, après la défaite au stade Maracana du Brésil (pourtant archi-favori contre l’Uruguay) à la Coupe du monde de football en 1950, les commentateurs brésiliens les plus autorisés n’ont pas hésité à désigner comme responsables de ce désastre national les joueurs noirs issus des classes populaires de l’équipe nationale, leur attribuant alors un ensemble de traits négatifs de comportement : instabilité émotionnelle, manque de discipline, consommation excessive d’alcool.
La dimension “politique” de cette affaire
Au fond, quels peuvent bien être les effets de la manière dont la presse a traité cette affaire Benzema – c’est-à-dire principalement à charge ? On peut se dire, sans risque de surinterprétation, qu’elle n’a fait que renforcer le soupçon, très présent depuis Knysna, selon lequel ces joueurs de cité, « Noirs » et « Arabes », ne peuvent pas véritablement appartenir au « Nous » national, n’ont pas toute la légitimité à porter le maillot de l’équipe de France et de représenter dignement le pays. À ce titre, ces affaires qui ne cessent de scander l’histoire de l’équipe de France de football depuis six ans, et qui peuvent paraître dérisoires, se révèlent bel et bien justiciables d’une analyse sociologique. Nul doute qu’elles doivent être considérées, dans un pays plus que jamais divisé socialement et tenté par le vote Front National, comme un objet profondément politique.
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