En reconstituant sur 150 ans leurs mécanismes de défense, Paul Pasquali explique comment les grandes écoles parviennent à conserver leur grandeur.
La faible représentativité sociale des grandes écoles, bastions des élites françaises, n’a plus besoin d’être démontrée, de la même façon que les stratégies scolaires des familles favorisées sont bien connues. Paul Pasquali choisit dans Héritocratie d’inverser la perspective pour prendre un point de vue original, et analyser les stratégies adoptées par les grandes écoles elles-mêmes.
Le sociologue, chargé de recherche au CNRS, spécialiste des transfuges scolaires et « migrants de classe », analyse depuis les débuts de la IIIe République jusqu’à nos jours la place de Polytechnique, de l’ENA, des ENS et autres Sciences Po au sein du système d’enseignement supérieur français. Il ne cherche pas seulement à démontrer que les grandes écoles sont des hauts lieux de la reproduction sociale, mais aussi à comprendre comment elles parviennent à le rester, contre vents et marées.
De l’exploration menée par l’auteur dans les bulletins d’associations d’anciens élèves, les débats souvent houleux au parlement et dans la presse, ou encore les études statistiques anciennes et récurrentes sur la composition sociale de ces écoles, il ressort que les grandes écoles se transforment peu, et seulement lorsqu’elles y sont contraintes. Quant aux grands discours sur l’ouverture sociale, ils ont peu d’effets. Bien plus, ils ne sont qu’un mécanisme de protection parmi d’autres.
Le Mérite est mort, vive le Mérite
Ce livre fait une victime : la méritocratie. Non pas tant le mérite lui-même, qui n’en sort pas indemne non plus, que les discours élaborés à partir de lui, fondamentaux pour l’image que la société républicaine a d’elle-même : la conception selon laquelle la réussite sociale, dont les grandes écoles sont la voie royale, serait accessible à quiconque s’en donnerait la peine. Ce discours ancien fait partie des fondamentaux du système scolaire et universitaire mis en place par la Troisième République. Mais face à la réalité de la mobilité sociale, le discours méritocratique a su s’adapter : il est aujourd’hui de bon ton de déclarer l’ascenseur social en panne, ce qui revient à considérer qu’il a un jour fonctionné et qu’il suffirait de le réparer par des coups de pouces rectificatifs, comme des bourses au mérite. C’est se tromper sur la nature du problème.
En reconstituant depuis 1870 les discours méritocratiques (même si le terme « méritocratie » nait seulement en 1958, sous la plume du Britannique Michael Young) et en les confrontant à la réalité sociale des grandes écoles, Paul Pasquali rappelle que l’ascenseur social des filières d’excellence n’est pas en panne, mais n’a tout simplement jamais véritablement existé. Les discours nostalgiques sur la méritocratie renvoient à un passé incertain et fantasmé où le système scolaire et supérieur, fidèle aux principes républicains, aurait permis à tous les enfants méritants des classes populaires de connaître une ascension sociale. Or, il n’en a jamais été ainsi. Pour ne donner qu’un chiffre : Sciences Po, lorsqu’elle était encore une institution privée et onéreuse, réservée aux fils de notables qui y entraient sans concours, n’a jamais accueilli plus de 1 % d’étudiants issus des classes populaires entre 1880 et 1914. À l’époque, la faible ouverture des grandes écoles s’explique par une conception élitiste de l’enseignement, qui place des obstacles souvent infranchissables aux portes des filières d’excellence, et qui plus globalement scinde le système scolaire en deux depuis le plus jeune âge.
Certains, partis de loin, parviennent pourtant à franchir les portes des grandes écoles. Le mythe méritocratique, hier comme aujourd’hui, prend appui sur des miraculés qui existent bel et bien, mais en petit nombre : les boursiers démontreraient à eux seuls que les correctifs apportés par l’État aux inégalités fonctionnent : ce sont « quelques rois nés du peuple [qui] donnent un air de justice à l’inégalité »
selon les mots du philosophe Alain, lui-même boursier passé par l’École normale supérieure. Les boursiers, pour Paul Pasquali, font partie du roman national et républicain. Peu parmi eux sont dupes, et témoignent du prix qu’ils ont dû payer.
Le phénix et le guépard
Le mythe méritocratique est l’un des moyens de défense dont se saisissent les grandes écoles contre les procès qui leur sont faits depuis longtemps, mais il ne suffit pas : il fait partie d’un éventail large de stratégies plus ou moins conscientes. Les moments de crise et de remise en cause des élites et du système éducatif, comme la Deuxième Guerre mondiale ou Mai 68, mettent en valeur la grande capacité d’adaptation des écoles d’élite.
L’établissement le plus longuement ausculté par Paul Pasquali est Sciences Po. Après la Défaite de 1940, l’établissement de la rue Saint-Guillaume fondé par Émile Boutmy soixante-dix ans plus tôt est sous le feu des critiques, dont celle de Marc Bloch, pour qui elle est, avec Polytechnique, l’une des responsables de la sclérose des élites. Jean Zay avait déjà porté un projet de refonte, qui avait suscité d’importants débats mais dont la guerre avait signé l’arrêt. À la libération, l’école doit s’auto-dissoudre mais réapparaît aussitôt « comme un phénix », sous une forme juridique différente : l’IEP de Paris. Sa capacité de rebond va plus loin : alors que l’ENA, école qui est aussi rapidement critiquée, est fondée à la Libération pour renouveler les élites, Sciences Po parvient en peu de temps à s’imposer comme la voie royale pour en réussir le concours d’entrée. Plus près de nous, la dissolution de l’ENA et son remplacement par une institution proche évoque également le phénix.
L’Après-guerre apparaît dans son ensemble comme une période de réformes manquées. Le plan Langevin-Wallon, qui proposait une refonte du système scolaire français, envisageait également de rattacher les grandes écoles aux universités. Face à la pression d’une importante partie de la classe politique composée de nombreux anciens élèves de ces établissements, la réforme est remisée comme l’ensemble du plan. De la même façon, bien que vivement contestées durant Mai 68, y compris par leurs élèves, les grandes écoles luttent avec succès pour échapper à la loi Faure qui entreprend une grande refonte universitaire. Mais l’année 1968 fait prendre conscience aux grandes écoles de leurs faiblesses et de leurs intérêts communs. S’ensuit la création de la Conférence des grandes écoles (CGE), qui dans un front commun s’efforce de redorer le blason des institutions qui la composent, alors que les critiques se font de plus en plus dures.
Tandis que les universités sont sans cesse remodelées, les grandes écoles sont épargnées par le législateur, et les changements ne surviennent qu’à la marge. Tout au long du livre, Paul Pasquali reconstitue pour la première fois les débats et controverses sur ce sujet qui passionne depuis beaucoup plus longtemps qu’attendu. L’histoire se répète presque à chaque décennie depuis la guerre : s’appuyant sur les privilèges de fonctionnement et leur puissant réseau parmi les élites, les grandes écoles font preuve sur la longue durée d’une étonnante capacité de résistance.
Ces mécanismes de défense constituent précisément ce que Paul Pasquali théorise à travers le concept d’héritocratie. Loin de n’être qu’un jeu de mot, il désigne « l’ensemble des capacités d’agir, individuelles ou collectives, que les grands écoles, et plus largement, les filières d’élite mettent en œuvre à chaque période pour conserver ou accroître leurs privilèges et leur légitimité face aux crises, critiques ou réformes susceptibles d’aller contre leurs intérêts ». Tout cela explique que, malgré les crises, les réformes et projets de réforme, les grandes écoles soient parvenues à rester ce qu’elles sont. En l’exprimant autrement, en se fondant sur une référence littéraire et cinématographique, Paul Pasquali formule un « théorème du Guépard » : il faut que tout change pour que rien ne change.
Dans la limite des places disponibles
Ce que semblent craindre les grandes écoles, c’est une ouverture trop large de leurs portes : l’élitisme est par définition minoritaire. Le degré de fermeture des grandes écoles n’est cependant pas constant. Dans les années 1960 et 1970 notamment, leur recrutement s’est timidement élargi, avant de se refermer avec la massification de l’enseignement supérieur, lorsque les principales barrières, exigences culturelles, concours et/ou droits d’inscriptions ont brusquement été relevés. Depuis trente ans, la reproduction sociale s’est renforcée en haut de l’échelle scolaire, ce qui a eu pour conséquence majeure le creusement du fossé entre les grandes écoles, qui ont peu augmenté leurs effectifs, et les universités qui soutiennent avec difficulté la massification : le supérieur français est plus dual que jamais.
Avec une nouveauté, toutefois : la sélection, jusqu’ici propre aux grandes écoles et dont le projet d’application aux universités avait été écarté après Mai 68, concerne désormais l’ensemble du supérieur dont les portes se sont refermées pour une partie des potentiels étudiants : la loi et le système Parcousup, précisément décortiqués par Paul Pasquali, constituent une barrière inédite qui renforce les inégalités culturelles et sociales, puisqu’une excellente maîtrise des stratégies scolaires et universitaires est exigée pour en comprendre les enjeux et déjouer les pièges.
Le positionnement des grandes écoles depuis un quart de siècle n’est pas aisé : d’un côté le désir de conserver leurs privilèges, de l’autre la nécessité de se démocratiser, dans un contexte où la reproduction et l’élitisme ne sont plus jugés acceptables. Cette tension rarement résolue pousse les écoles à mettre en scène leur ouverture, puisque cette dernière est devenue une norme. Les grandes écoles rivalisent dans la mise en place de dispositifs pour élargir leur recrutement, à la suite de Sciences Po qui, que ce soit dans le sens de la fermeture ou de l’ouverture, apparaît toujours comme un bon indicateur de tendance. Sous la direction de Richard Descoings, l’école parisienne a initié le mouvement avec, à partir de 2001, ses « Conventions Éducation prioritaires », fortement critiquées à l’époque car accusées de sonner le glas de la méritocratie. L’ouverture est aujourd’hui un enjeu symbolique fort, qui incite les institutions à fixer comme objectifs des taux de boursiers. Comme de cruelles études continuent de le prouver, les résultats sont rarement à la hauteur des attentes, et les bourses profitent comme autrefois avant tout aux classes moyennes. Selon Paul Pasquali, il ne faut pas s’y tromper : ces politiques d’ouverture sociale sont le dernier avatar de l’élitisme républicain.
Parcourant 150 ans d’histoire, Héritocratie donne l’impression d’un éternel recommencement, avec les mêmes acteurs, les mêmes débats et les mêmes propositions ; ressusciter le mérite éteint apparait comme la seule solution, trop souvent conçue comme quasi performative. Il n’y a de toute évidence pas de recette miracle, mais Paul Pasquali, qui ne souhaite pas en rester à ce bilan négatif, explore en conclusion quelques pistes, comme l’augmentation des bourses ou le transfert d’une partie des fonds alloués aux grandes écoles vers les universités, qui en manquent grandement. Mais les grandes écoles ne sont qu’une partie du problème : il faut aussi regarder en amont, le secondaire où la mixité sociale est déjà faible, comme en aval, le marché du travail. Pourquoi ne pas rééquilibrer le poids des grandes écoles sur ce dernier en incitant par exemple à l’embauche de diplômés des universités pour des postes à responsabilités, dans le privé comme le public ? C’est toute la conception que la société se fait du mérite qui devrait alors être repensée.
Paul Pasquali , Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), 2021, La Découverte, 320 pages.