Très heureuse d’avoir contribué modestement à ce premier numéro du magazine papier de Welcome to the Jungle « Tu fais quoi dans la vie ? ».

Demander à un inconnu « ce qu’il fait dans la vie » est un rite d’interaction typiquement français, apparemment banal. Mais derrière cette question quasi quotidienne et les réponses qu’elle induit, c’est toute notre histoire sociale, nos relations à notre travail et notre vision biaisée des différents métiers qui s’expriment.

Scène dans un appartement lyonnais. Maud, trente-cinq ans, déambule au milieu d’inconnus, pour l’anniversaire d’un vieux copain de lycée. Près de la fenêtre, coin fumeur improvisé, la voix grave qui vient de lui demander du feu embraye : « Tu fais quoi dans la vie ? » Maud hésite, avant de bafouiller des phrases pleines de chiffres et de bilans. Trop tard, au mot « expert-comptable » son interlocuteur tatoué légèrement aviné est déjà parti se resservir au bar. « Honnêtement, je suis habituée à ce que mon travail ne soulève pas l’enthousiasme, mais là, ça m’a soufflée. J’ai pris mon manteau et je suis partie. »

Quelques minutes, c’est le chrono d’une rencontre pour faire bonne impression. « Tu fais quoi dans la vie ? », la première question qu’on vous pose en France. « Elle fait partie des rites d’interaction, des questions dites convenues parce que ni trop générales ni trop intimes, explique Marie Rebeyrolle, anthropologue spécialiste de l’entreprise. C’est comme à un mariage quand on vous demande : tu connais la ou le marié(e) ? À la limite la réponse ne nous importe pas vraiment, mais on tente de créer un lien et en cela, c’est positif. »

Et oui, malgré la tournure peu explicite, « tu fais quoi dans la vie ? » suppose que vous parliez de votre activité professionnelle. « C’est une affaire de code social, précise le sociologue et directeur de recherche au CNRS Alain d’Iribarne. Nous faisons partie d’une même société, nous nous plions donc aux règles dominantes de la relation sociale. Si le code dominant attend de vous que vous répondiez par votre activité professionnelle, vous le faites sans réfléchir. »

Quand le travail nous donne une identité publique et privée

Alors non, bien sûr, dans la vie nous ne faisons pas que bosser. Mais nous y passons un tiers de notre temps éveillé, et il impacte tous les pans de notre quotidien, du portefeuille aux aiguilles de montres en passant par nos relations amicales et amoureuses. Surtout, notre travail est aujourd’hui le garant de notre identité. « Depuis le XIXèmesiècle et la morale capitaliste, il y a un point commun entre toutes les sociétés industrielles avancées, qu’elles soient catholiques ou protestantes : le travail est devenu la valeur centrale, détaille Raphaël Liogier, auteur de l’essai Sans emploi. Conditions de l’homme postindustriel. Revenez au XVIIIème siècle, au Moyen-Âge ou à la Grèce antique : votre identité ne dépendait pas de cela. D’ailleurs, ceux qui avaient pour rôle de gouverner ou de penser ne devaient surtout pas travailler ! D’où l’expression sang-bleu : avoir la peau blanche et les veines visibles étaient un gage de respectabilité… »

Tout le contraire aujourd’hui. Ne pas être actif, quand on a l’âge de l’être, est rarement vu d’un bon œil. « Aujourd’hui quand quelqu’un est sans emploi, c’est souvent qu’il est au chômage, note Raphaël Liogier. Il est alors confronté à une double peine : il a souvent moins d’argent que les gens qui bossent et subit un dommage symbolique via le regard des autres. Il éprouve un sentiment d’humiliation et de culpabilité à ne rien faire. » En fait, c’est même toute l’équation qui a été inversée : non seulement le mot chômage est devenu tabou, mais il faut prouver qu’on est surinvesti au boulot. « L’exigence de performance est de plus en plus prégnante dans notre société. C’est plus valorisé de dire qu’on est sous l’eau, qu’on finit très tard… C’est horrible à dire mais c’est presque à la mode de dire qu’on a fait un burnout. D’ailleurs, le burnout est très certainement sur-diagnostiqué », comme l’explique la psychologue Nadia Droz, auteur avec Anny Wahlen de Burnout, la maladie du XXIème siècle ?

Chômeurs dépressifs en perte d’identité, retraités investis dans un milliard d’assos pour rester dans le coup ou working-girlqui culpabilise de « ne rien faire » pendant son congé mat’, trois situations qui illustrent une même réalité : le fait de toucher un salaire et de participer à l’effort national nous assure une identité publique. Voire privée si on ne vit que pour ça. « Ce n’est pas grave en soi d’être à 100% investi dans son travail. On peut très bien le vivre. Moi-même je suis passionnée par ce que je fais, témoigne Nadia Droz. Ce qui compte dans ce cas, c’est d’avoir des conditions de travail qui protègent du stress chronique. »

Personnalité et hiérarchie sociale

Dévoiler notre métier, notre fonction, ou le nom de l’entreprise qui nous rémunère, c’est donc qu’on le veuille ou non livrer une part de nous-mêmes. Et déclencher les clichés qui vont avec. « Quand je dis que je suis psychologue, les gens réagissent tout de suite : ah, mais tu vas m’analyser ! illustre la spécialiste de la souffrance au travail. Or, outre le fait que mon métier n’est pas du tout d’analyser les gens mais leurs conditions de travail, un métier ne détermine pas qui nous sommes ou comment nous allons agir. » Alors, au-delà des étiquettes que nous accolons aux professionnels (voir les témoignages de notre dossier) quelle part de nous-mêmes subsiste derrière nos choix d’études et de carrière ? « Impossible de généraliser, ajoute Nadia Droz. Les décisions qui guident notre parcours sont une composition très complexe entre des caractéristiques personnelles (innées ou acquises) et le milieu d’où l’on vient. On peut se construire par conformisme ou opposition à des attentes familiales, ou via les préjugés ou images véhiculés par tel ou tel métier. »

Si nos choix ne sont pas toujours très éclairés et éclairant sur qui nous sommes, leurs conséquences, elles, sont bien réelles. Un poste et ses conditions d’exercice contribuent ainsi forcément à nous sculpter. « Par exemple, poursuit Nadia Droz, notre expérience améliore nos capacités. J’étais naturellement une bonne oreille avant d’être psy, mais maintenant je suis une bonne oreille formée et expérimentée. » Au quotidien, et c’est logique, nous devenons chaque jour un peu plus notre métier. Un impact qui peut parfois être très profond, comme le souligne la psychologue. « On a observé que des soignants qui étaient en contact quotidien avec des patients souffrant de maladies chroniques, en venaient eux-mêmes à développer davantage de comportement de plaintes et de critiques constantes. »

Maispour le sociologue Alain d’Iribarne, c’est finalement bien autre chose que la personnalité qui nous captive dans le métier de l’autre. « En France, ce n’est pas tant le travail en lui-même qui intéresse, encore moins ce que l’inconnu fait de ses journées, précise-t-il. Ce qu’essaie de repérer la question “tu fais quoi dans la vie ?”, c’est le statut social de la personne. Dans certains milieux la deuxième question sera même : “et tu as fait quelle école ?” » Des interrogations très bleu-blanc-rouge, héritées de l’Ancien Régime. « On a beau avoir coupé la tête de notre roi, nous tenons encore beaucoup aux notions de “noble” et de “vil” ! » L’autre à qui je fais face est-il au même niveau que moi dans l’échelle sociale ? Vais-je passer une partie de ma soirée à m’intéresser à lui, ou repartir en chasse ? Pour le sociologue, une partie d’échecs s’engage à chaque nouvelle rencontre. « Même si la question se pose davantage dans ces termes en ville qu’à la campagne, chez les ouvriers comme chez les diplômés de l’ENA il y a des hiérarchies plus ou moins verbalisées, et chacun se mesure à ça. »

Et si, lors de nos premiers face-à-face, nous lancions directement la conversation en dehors des clous professionnels attendus ? Après tout, rien ne nous l’interdit formellement assure pour sa part Marie Rebeyrolle. « Quand on vous demande ce que vous faites dans la vie, vous pouvez très bien parler de votre passion par exemple ! Certains le font très bien ! Mais pour que cela marche, avoue l’anthropologue, il faut que votre activité ou votre projet prenne beaucoup de place par rapport à votre métier et qu’il soit, quelque part, extraordinaire ! » Bref dans la vie, vous pouvez : préparer un Ironman, vous présenter comme maire de votre village ou encore être pompier bénévole ou partir faire un tour du monde. « Au fond, même si vous parlez d’autre chose que de votre métier, l’enjeu de la rencontre reste toujours de susciter l’envie. Il faut savoir se pitcher, en quelques secondes. Il existe même des coachs pour apprendre à faire ça ! »

Et sinon, heureux ?

Être médecin, avocat, chef d’entreprise, bref grimper dans l’échelle sociale : les codes pour briller en société étaient presque simples, il y a encore vingt ans. Mais à l’heure de la reconversion, de l’engouement pour les métiers manuels – qu’ils soient de bouche, artistiques, en extérieur… – et de la quête de sens, les cartes ont-elles été redistribuées ? « À chaque nouvelle génération on observe une nouvelle vague de repères sociaux valorisants. Sauf qu’au lieu de se substituer aux anciens codes, ils s’ajoutent », explique Alain d’Iribarne. Parmi les nouvelles valeurs qui sont apparues dans le monde du travail depuis la fin du XXèmesiècle : l’humanitaire, le social ou encore l’écologie. « Pour les jeunes, c’est devenu valorisant de travailler dans ces secteurs. Si un vingtenaire dit qu’il travaille pour une entreprise sociale et solidaire, ses pairs vont le considérer. Mais s’il en parle à son grand-père, celui-ci risque de hausser les épaules et de grommeler : “ah, ces jeunes…” »

Et finalement, peu importe désormais si on gagne moins que ses parents. « La valeur “argent” en elle-même n’a d’ailleurs jamais existé en France. Ou en tout cas on n’en parle pas, ajoute le sociologue du travail. Contrairement aux pays anglo-saxons, on ne vous demande pas combien vous gagnez et combien votre entreprise pèse. » « Exception faite, remarque l’anthropologue Marie Rebeyrolle, de l’écosystème start-ups, ultra imprégné des codes anglo-saxons. Là, une fois qu’on connaît le nom de votre boîte, la deuxième question sera de vous demander combien vous avez levé (de fonds,ndlr). » Un écosystème qui est lui-même devenu un cadre estimé : y travailler est, pour les millennials, un gage de réussite.

Mais depuis quelques années, dans les classes moyennes et supérieures, une nouvelle valeur supplante toutes les autres : celle du bonheur. Dans la question : qu’est-ce que tu fais dans la vie ? On demande désormais en creux : est-ce que tu es heureux ? Plus que moi ? « Il faut être constamment passionné et enthousiaste dans tous les domaines de la vie… C’est la pression permanente de l’happycratie ! s’inquiète Marie Rebeyrolle. Le travail n’est plus seulement un marqueur social mais un marqueur de ma capacité à être heureux. » Il faut quitter La Défense, quitter les bureaux trop gris et trop étroits, être indépendants. Réussir, tout en restant zen. Et même, si on peut, être original. « Il faut être heureux, mais en dehors des clous. On ne peut plus être juste “cadre-marié-deux enfants” ! Ce n’est pas intéressant, tout le monde s’en fout ! »

Et comme toujours, dans l’angle mort de toutes ces valeurs, celles et ceux qui culpabilisent de ne pas y arriver. « Finalement, conclut Marie Rebeyrolle, demander à quelqu’un ce qu’il fait dans la vie peut être vécu très violemment par la personne. Vous êtes malheureux parce que vous ne voulez pas dire que vous êtes inactif, vous êtes malheureux parce que vous savez que l’autre ne va pas être intéressé par ce que vous allez dire, etc. C’est terrible. Vous êtes out, à côté. » Exactement le sentiment que Maud a ressenti après la soirée lyonnaise. « Dans ma voiture, j’ai fondu en larmes. Et puis chez moi je me suis ressaisie : soit il y avait un vrai problème qu’il me fallait résoudre par rapport à mon taff, soit je décidais de lâcher prise. » Une attitude salvatrice pour l’anthropologue : « On n’a pas à être 100% de toute part ! On peut être moins performant, moins heureux dans tel ou tel domaine, et cela fluctue au cours de la vie. Pour être en accord avec soi-même, il faut prendre le temps d’y réfléchir. » Et non pas céder aux sirènes sociétales.

Clémence Lesacq

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